Maintien de l'ordre et « gilets jaunes » : quels enseignements ?



5 juin 2019





Tribune publiée dans Les Échos





Depuis son acte I survenu le 17 novembre 2018, le mouvement des « gilets jaunes » a, par son ampleur, posé de nombreux défis aux forces de police et de gendarmerie chargées de maintenir l’ordre sur l’ensemble du territoire national.


Dégradations de l’Arc de triomphe, incendie de la préfecture du Puy-en-Velay, destruction avec un engin de chantier de la porte de l’hôtel de Rothelin-Charolais qu’occupe le secrétaire d’État Benjamin Griveaux : emblématiques, ces actions rendent compte de l’extrême violence ayant émaillé la contestation des « gilets jaunes ». Début mars, près de 10 000 interpellations étaient recensées par le ministère de l’Intérieur tandis que la Fédération française de l’assurance (FFA) estimait à plus d’une centaine de millions d’euros les dégâts liés aux manifestations.


Un mouvement exceptionnel et inédit


Ces quelques chiffres témoignent du caractère exceptionnel et inédit du mouvement. Selon plusieurs hauts fonctionnaires de la police nationale, quatre caractéristiques fondent son originalité.


En premier lieu, ces manifestations concernent tout le territoire, aussi bien les métropoles et les villes moyennes que les campagnes. L’édition 2019 du Baromètre des territoires, publiée par Elabe et l’Institut Montaigne, relève une large répartition géographique des « gilets jaunes » : la fourchette de Français se réclamant comme tels oscille entre 17 % en Île-de-France et 28 % en Occitanie.


Le deuxième trait de cette mobilisation réside dans sa durée : les désormais six mois de manifestations, marqués par des « actes » hebdomadaires et des occupations ininterrompues de nombreux ronds-points ou péages, tranchent avec le caractère plus éphémère des évènements de Mai 1968 (un mois), des grèves de 1995 (deux à trois mois) et des émeutes de 2005 (un mois).


Autre point essentiel, l’âge moyen des « gilets jaunes » est supérieur à celui des manifestants de Mai 1968 ou de 2005. C’est notamment ce que confirme l’étude Elabe / Institut Montaigne, en affirmant que « les actifs sont au cœur du mouvement » : les 50-64 ans représentent 30 % du mouvement (+5 points par rapport à leur poids dans la population française) et les 35-49 ans 28 % (+3 points).


Enfin, la nature décentralisée du mouvement est elle aussi inédite. À la différence des manifestations traditionnelles, coordonnées par les organisations syndicales, le mouvement des « gilets jaunes » s’est développé via différents groupes sur les réseaux sociaux, de portée aussi bien locale que nationale. Cette spécificité implique une absence de service d’ordre propre aux manifestations et de responsables désignés.


Autant de caractéristiques qui font de la mobilisation des « gilets jaunes » un OVNI aux yeux de plusieurs hauts responsables de la direction centrale de la sécurité publique (DCSP). Un OVNI d’autant plus difficile à appréhender qu’il a bénéficié, du moins à ses débuts, d’un vaste soutien populaire.


Un dévoiement progressif du mouvement à compter du deuxième mois


Si la sincérité des premiers « gilets jaunes » et de leurs revendications ne fait pas vraiment débat, le mouvement semble avoir dégénéré au terme de son premier mois d’existence. Le désarroi, qui nourrit la contestation, a engendré des actions coup de poing. Aux opérations « escargot » et aux obstructions de ronds-points se sont ajoutés des blocages et des incendies de péages, notamment de nuit, accentuant les risques de percussion sur les routes pour les manifestants comme pour les forces de l’ordre. Le 28 janvier, le Président Emmanuel Macron annonçait que onze personnes avaient perdu la vie en marge des mobilisations, dont neuf en raison d’accidents de la route liés à des barrages ou à une détérioration des conditions de circulation.


Surtout, c’est le nombre d’événements à contenir simultanément qui a posé un véritable problème aux forces de l’ordre. Cela a nécessité l’intervention de policiers et de gendarmes non spécialistes du maintien de l’ordre, contrairement aux CRS et aux gendarmes mobiles. Aussi a-t-il fallu, dans certains départements, prioriser les sites à protéger à l’instar des dépôts pétroliers, des péages d’autoroute ou bien encore des établissements classés « Seveso » (à savoir les sites industriels présentant des risques d'accidents majeurs).


Le deuxième mois a marqué un véritable tournant. Les manifestations « sauvages » se sont en effet multipliées. Les interventions des forces de l’ordre ont dès lors gagné en fermeté. En particulier, la proportion des personnes dites « radicales » a augmenté dans les rangs du mouvement, consécutivement à la démobilisation d’une partie de ses soutiens pacifiques. S’agissant des blessés, le secrétaire d’État Laurent Nuñez en a déploré, le 7 mars devant le Sénat, 2 200 du côté des manifestants et 1 500 du côté des policiers, gendarmes et pompiers.


La brève mobilisation des lycéens durant le mois de décembre 2018 aurait pu constituer un facteur de complexité supplémentaire. L’imminence des vacances scolaires a cependant obéré les chances d’une éventuelle convergence des contestations.


Casse : un dispositif trop statique et des casseurs très entraînés


Les destructions observées ont pu être le fait de deux types de casseurs. D’une part les casseurs « politisés », essentiellement d’extrême gauche (anticapitalistes, anarchistes) mais également d’extrême droite, aspirent à « tuer du flic » et s’attaquent aux symboles du consumérisme triomphant ou de la République. D’autre part, des casseurs « voleurs », issus pour la plupart des banlieues, selon les informations dont dispose la police nationale, profitent de l’agitation pour piller bijouteries, supermarchés et commerces de proximité. Tous ont entraîné la radicalisation d’une minorité de « gilets jaunes » a priori non violente. À noter que des étrangers sont présents parmi ces casseurs : « nous avons arrêté des Allemands, des Belges, des Italiens, il n’y a pas que des Français », précise un haut responsable de la DCSP.


Plus spécifiquement, le niveau de préparation des Black Blocs, structures éphémères mettant en œuvre différentes tactiques de manifestations violentes, est considérable. Les casseurs qui composent ces « blocs » choisissent les manifestations dans lesquelles ils agissent selon leur importance, afin de pouvoir s’y fondre. Habillés de noir, ils commettent leurs exactions promptement avant de se retirer, de se changer et de laisser, en première ligne, les casseurs inexpérimentés pour lesquels la probabilité de se faire interpeller est plus importante.


Les forces de l’ordre, qui sont assignées à défendre une zone particulière, souffrent d’un dispositif souvent trop statique face aux casseurs. Les détachements mobiles qui y sont rattachés ne suffisent pas, parfois, à accomplir l’ensemble des interpellations nécessaires. Le temps de passage de la posture « statique » à la posture « dynamique » dépend de la vitesse de transmission des informations et, surtout, des ordres : en matière décisionnelle, peu de marges de manœuvre sont accordées aux agents mobilisés sur le terrain.


Dans un article paru le 7 décembre 2018, l’ancien général de gendarmerie Bertrand Cavallier notait « qu’à la préfecture de police de Paris, il y a une tradition de verticalité encore plus importante qu’ailleurs qui fait que les forces sont généralement statiques, les bascules sont très lentes ».


Les casseurs profitent ainsi de la lenteur de cette bascule « statique » / « dynamique » et de la priorité donnée à la prévention des atteintes aux personnes plutôt qu’aux biens.


Judiciarisation, importance des images et principe de proportionnalité


Au moins trois éléments supplémentaires de doctrine permettent d’appréhender le maintien de l’ordre tel que déployé en réaction aux casseurs.


Depuis 2002 et l’impulsion de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, une volonté d’interpeller les manifestants violents a émergé. Ces interpellations, jusqu’alors marginales, sont devenues le gage de l’action menée par les responsables de police et cette exigence du bilan est à présent incontournable. En l’espèce, le Premier ministre Édouard Philippe avançait, le 12 février à l’Assemblée nationale, le chiffre de 7 500 personnes placées en garde à vue sur 8 400 interpellations.


Autre changement, l’autorité judiciaire et administrative s’appuie désormais systématiquement sur l’image : il faut « vendre » les interventions, vidéos et photographies à l’appui. C’est en particulier le cas lorsqu’il s’agit, pour l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), de statuer sur des violences policières présumées. Selon le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, 174 affaires de ce type étaient en cours début mars.


Enfin, le maintien de l’ordre à la française demeure soumis au principe de proportionnalité destiné à trouver un équilibre entre les troubles commis et la réponse policière apportée. Ces derniers mois, l’usage des lanceurs de balles de défense (LBD) et des grenades lacrymogènes instantanées (GLI-F4) a fait polémique au vu des dommages corporels sérieux qu’ils ont causés. Néanmoins, ces armes ne sont généralement utilisées que dans des cas extrêmes, sur ordre et après sommation. De plus, si cet arsenal était supprimé, la proportionnalité pourrait ne plus être garantie : il ne resterait aux policiers que leurs matraques ou leurs pistolets. Le Conseil d’État a abondé en ce sens, dans une décision rendue le 1er février 2019, en jugeant l’utilisation des LBD « proportionnée aux troubles à faire cesser ».


Ainsi, si la gestion du mouvement des « gilets jaunes » a occasionné certains changements dans la façon de déployer le maintien de l'ordre, il s'agit davantage d’une adaptation technique que d’un véritable bouleversement doctrinal.


La gestion de l’ordre public est un curseur sensible à déplacer entre liberté d’expression et sécurité en fonction des situations et des contextes. « On a mis des centaines d’années pour cadrer la force légitime au service de l’État et de tous, sans laquelle il n’y a pas de liberté. Or aujourd’hui, certains veulent détruire ça », conclut un haut responsable de la DCSP.


Crédit photo : Patrice Calatayu